Photographie et Animation psychosociale
Par Ariane Hubleur Carvajal
Au Racard la photographie tient une place toute particulière. Elle sert de témoignage mais aussi de lien. Elle est un support à la parole et un acte de reconnaissance des personnes accueillies.
Elle est utilisée comme objet d’animation psychosocial dans le sens où elle nous permet d’entrer en relation avec certains résidants, en parlant autour de la photo : de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, ou, plus simplement, d’autres résidants passés par-là précédemment dont les portraits sont restés affichées aux murs.
En effet, nous essayons de faire un portrait de chaque résidant qui arrive dans l’institution. Ce qui est parfois difficile car certains d’entre eux refusent catégoriquement d’être photographiés.
Nous tentons petit à petit de les y persuader, ainsi pourront-ils repartir avec un double de leur portrait dans la poche, ils auront un souvenir de leur passage au Racard et nous aussi. Ceci dans le but d’une valorisation de l’image d’eux-mêmes mais aussi dans l’idée de faire passer le message que chacun à sa place, ici, et qu’ils sont tous reconnus en tant que personnes.
Je vais commencer par décrire les différentes fonctions que peut avoir la photographie au Racard.
Je vais ensuite tenter de démontrer les liens tout particuliers qui existent entre l’animation psychosociale et la photographie en comparant les termes liés à la pratique de cette dernière avec la démarche du Racard.
Comme témoignage mais aussi comme lien :
Au Racard la photographie peut être mise en relation directe avec la photo de famille. De nos jours, chaque famille possède un ou plusieurs albums de famille aussi sûrement qu’une télévision.
La photo est devenu “ un rite de la vie familiale au moment où dans les pays industrialisés d’Europe et d’Amérique, l’institution de la famille est elle-même profondément mise en cause et quasiment amputée ” ( Sontag, 1979, p.18).
Dans l’album de famille, la photo témoigne des liens parentaux. Car même si la famille est dispersée géographiquement ou séparée affectivement, elle est toujours rassemblée sur une photo prise lors d’une réunion familiale exceptionnelle ou tout au moins chaque membre individuellement est assemblé aux autres dans l’album de famille.
Ce n’est donc pas innocent si le Racard a choisi la photographie comme un de ses objets d’animation. Car là aussi elle sert de témoignage de la vie au Racard, du passage d’un résidant. Elle sert de lien directement avec le lieu, mais aussi entre résidants et même avec les permanents. Elle permet d’amplifier l’effet d’appartenance communautaire. Ainsi les personnes accueillies se sentent intégrées à un ensemble dont nous permanents, faisons aussi partie. D’ailleurs ils nous demandent parfois où nous sommes sur les photos ou cherchent à poser avec nous, probablement parce que nous faisons aussi parti de l’ensemble et que sans nous l’effet d’appartenance communautaire n’a plus la même force.
Ici, pas d’album à proprement parler, mais un mur, voire une pièce entière qui occupe entre autres la fonction de support au témoignage de l’histoire du Racard.
Comme l’album de famille, ce mur sert de mémoire au Racard. Nous y avons d’ailleurs souvent recours lors des réunions d’équipe, quand nous parlons d’un ancien résidant, son portrait nous aide à nous souvenir de qui il était au-delà de sa simple image physique, de ce qu’il était en tant que personne, ce que nous savions de lui, de son histoire de vie et de son passage au Racard.
Ici le résidant laisse une trace, malgré son départ, sa photo reste accrochée au mur. Il part, mais il existe toujours ici, et probablement que cette trace lui permettra beaucoup plus facilement de revenir s’il en a besoin. Il a laissé une trace qui témoigne déjà de son appartenance au lieu.
Comme support :
“ Les photographies incapables de rien expliquer par elles-mêmes, sont toutes des invites à la déduction, à la spéculation, aux fantaisies de l’imagination ” (Sonntag, p.35).
En effet, pour être comprise ou complète une photo a besoin d’explications. N’importe quel type de photo : La photo de paysage, de mode, de reportage comme la photo portrait. Sans légende ou sans récit elle reste incomprise, on ne sait pas de quelle ville il s’agit ou de quel personnage, à quel moment.
Ce côté mystérieux peut être particulièrement exploité par la pratique institutionnelle du Racard, car c’est lui qui provoque la parole, le questionnement. Ainsi la photo peut servir de support à toutes sortes de conversations. Une seule photo peut amener à tout un échantillonnage d’idées, de souvenirs, de récit de morceaux de vie.
Par exemple nous avons eu des résidants qui reconnaissaient quelqu’un sur une photo ou trouvaient une ressemblance entre une personne en photo et un membre de sa famille ou quelqu’un de son passé ou encore une image leur faisait penser à une situation particulière et ils se mettaient plus ou moins spontanément à nous raconter une de leurs expériences vécues.
Dans ce sens, la photographie au Racard est un support à la parole.
Comme acte de reconnaissance :
En parlant de la photo journalisme ou de reportage, Susanne Sontag dit :
“ La prise de vue est essentiellement un acte de non-intervention ” (Sonntag, p.21).
Dans le sens ou le photographe laisse les évènements avoir lieu, sans intervenir, pour justement pouvoir les photographier et ensuite les diffuser si possible dans le monde entier. Il donne ainsi à l’évènement une importance qu’il n’aurait pas eu autrement.
Il y a, là aussi, un parallèle très fort avec le Racard. Se voulant non-éducatif, non normatif, nous n’intervenons pas sur la personne avant de la prendre en photo, nous ne l’envoyons pas prendre une douche avant la prise de vue par exemple. Si elle a envie de poser de façon particulière ou en présence d’un objet qui lui tient à cœur, pas de problème. On lui laisse le droit d’être ce qu’elle est ou ce qu’elle a envie de montrer d’elle, sans essayer de la changer. Au contraire, on va plutôt travailler l’acceptation de soi, la déculpabilisation. On la prend en photo tel qu’elle est et on la montre aux autres et à elle-même tel qu’elle est. Tout cela suit la démarche globale du Racard, qui veut que nous tentions de travailler l’acceptation de cette image et de tout ce qui va avec : les problèmes sociaux, familiaux, psychiatriques, de drogue etc.
Nous reconnaissons ainsi le résidant en tant que personne et lui donnons une importance qu’il n’aurait pas eu autrement. Car la plupart ne sont pour ainsi dire jamais pris en photo, ni par la famille, ni par les amis, et encore moins encadré et exposé aux murs.
De leur point de vue, à quelques exceptions près, les seules personnes qu’ils voient en photo sont les personnages importants des magazines ou des journaux, tels les acteurs ou les hommes politiques. A eux seuls on reconnaît le droit d’être exposés au vu et au su de tout le monde.
Pour une fois, les résidants sont eux-mêmes le centre d’intérêt de l’acte photographique que nous tentons de faire comprendre comme un acte de reconnaissance.
Je tiens toutefois à émettre une petite réserve à ce parallèle avec la photo reportage, car contrairement au reporter qui va chercher les situations pour les photographier, quitte, parfois, à oublier délibérément « l’éthiquement correcte » qui voudrait qu’on arrête de mitrailler sa victime de son appareil photo pour éventuellement l’aider, au Racard nous vivons avec elle, nous sommes dans un rapport d’être avec l’autrequi exclu tout le côté opportuniste, ou négatif de l’acte de non-intervention du photo-journalisme. Notre pratique se situe dans l’expérience de la quotidienneté, dans un ensemble de faire : faire à manger, faire la vaisselle, offrir le thé, allumer les bougies, dire bonjour, serrer la main, rencontrer l’autre au bureau pour discuter…
C’est un ensemble de procédures de reconnaissance de l’autre, dans lequel la photo-portrait s’inscrit totalement.
Au Racard, en opposition au photographe professionnel, ce n’est pas la finalité de la photo qui nous intéresse, mais le processus de l’acte photographique. C’est-à-dire, le lien créé au moment de la prise, l’arrivée de la photo développée, l’affichage au mur et toutes les discussions qui vont autour.
C’est d’ailleurs probablement pour cette raison que, aussi étonnant que cela puisse paraître, bien qu’ils aient une représentation plutôt négative d’eux-mêmes, lorsque la photo arrive, développée, ils sont très contents de la voir. Et ne refusent quasiment jamais que nous l’affichions au mur, même si leur première réaction en se voyant a été “ ha ! Quelle horreur ! ” et même quand nous avons mis des semaines, voire des mois à les convaincre de se laisser photographier, ce qui arrive parfois avec certains d’entre eux.
Mise en lien des termes de la pratique photographique avec la démarche institutionnelle du Racard :
Le Racard à un lien tout particulier avec la photographie. Je vais tenter de le démontrer en comparant les termes principaux de la technique photographique (déclencher, développer, exposer, la vitesse et le diaphragme) avec la démarche du Racard dite d’animation psychosociale.
Les définitions proviennent toutes du dictionnaire Hachette (1993).
Déclencher :
“ Amorcer le fonctionnement de”.
Sans se vouloir éducative ni normative, je crois que nous pouvons aisément avancer que la démarche du Racard tente au quotidien, de déclencher quelque chose, d’amorcer le fonctionnement de quelque chose en lien avec chacun des résidants.
D’une manière générale nous tentons d’amorcer l’acte de parole, le récit, l’expression des sentiments ou du ressenti.
Et ainsi qu’une meilleure acceptation de leur état ou d’eux-mêmes.
Par exemple nous avons eu une résidante toxicomane qui refusait totalement d’évoquer avec nous la question de ses extras. C’est-à-dire ses consommations de drogue en dehors de sa prise quotidienne de méthadone. Alors lorsque nous découvrions dans sa chambre, quelques petites taches de sang ou une seringue nous renversions son lit pour mettre en évidence la seringue et les taches de sang, dans le but de déclencher une réaction ; une réaction d’acceptation du fait que nous avons conscience de ces agissements au sein du Racard, et d’acceptation dans discuter avec nous….
Ce qui n’a d’ailleurs pas manqué de faire effet.
Avec d’autres, ayant des problèmes plutôt liés à la psychiatrie, nous avons essayé de déclencher la prise de contact avec les services psychiatriques, et éventuellement d’amorcer un traitement médicamenteux en appelant les urgences psychiatriques afin que la personne ait un premier contact avec un médecin ou encore en invitant l’assistant social concerné pour discuter d’un éventuel guidage vers une assistance médicale.
Développer :
D’une manière générale, développer signifie “enlever l’enveloppe de ”, mais aussi “ étendre ce qui était plier, enroulé ”.
Au niveau de la géométrie, développer c’est “ représenter sur un plan les différentes faces d’un corps solide ” et au niveau de la technique photographique c’est “ Traiter pour faire apparaître l’image ”.
C’est ce que nous faisons au cours des semaines avec tous les résidants.
Nous les traitons de façon à ce qu’ils puissent nous montrer leur “ vraie ” image d’eux-mêmes, de façon à ce qu’ils se donnent le droit d’exister un moment pour ce qu’ils sont, sans jugements, sans morale, sans tentative de les normaliser. De façon à ce qu’ils ressentent le droit de nous montrer les différentes facettes de leur personnalité.
Il nous apparaît à tous (permanents) que lorsqu’un résidant arrive au Racard il est généralement très bien enveloppé, c’est sa façon de se protéger ou de se faire accepter :
Enveloppé de bonnes intentions pour l’avenir, du type : Je vais arrêter la dope, l’alcool, je vais trouver un job, un appartement…
Enveloppé aussi de jolis discours moralisateurs, pour les autres comme pour lui-même d’ailleurs (c’est pas bien de, Il faut que, je vais arrêter de…)
Toutes ces enveloppes le protègent, car il pense que c’est le seul moyen qu’il a d’être accepté, tant parmi nous que par lui-même. Il sort d’un parcours d’échecs, ainsi que souvent d’un parcours institutionnel où on a tant bien que mal essayé de le normaliser, de le moraliser et il connaît déjà parfaitement le discours que la société attend de lui.
A leur arrivée au Racard nous tentons de leur enlever ces enveloppes, couche par couche, ou, si on les imagine enroulés sur eux-mêmes, nous tentons de les déplier, de façon à ce qu’ils se montrent à nous tel qu’ils sont, avec leurs bons et leurs mauvais cotés. De façon à pouvoir parler de tout, sans mystère, sans jugement non plus.
Je crois que chacun des résidants sans exception entre à sa façon dans ce concept de développement, dans le sens où ils enlèvent leurs enveloppes, une à une, pour nous montrer d’autres facettes d’eux-mêmes, celles avec lesquelles, justement, il nous intéresse de travailler.
Les rares résidants qui ne collent pas à ce concept ou trop peu, nous donnent l’impression de ne pas pouvoir leur apporter grand chose et nous finissons par leur demander de partir.
Quelques exemples :
Toujours la même jeune fille toxicomane, dont j’ai donné l’exemple précédemment, est arrivée au Racard toute pimpante, maquillée, bien habillée, de bonne humeur et souriante. Prête à tout pour donner la meilleure impression d’elle-même. Son discours était qu’elle n’allait pas se remettre avec un mec de si tôt, qu’elle prenait très peu de méthadone et ne faisait jamais d’extra. A l’entendre, dans quelques mois elle serait sortie de cette mauvaise passe.
Petit à petit elle a commencé à piquer du nez à la cuisine, mais il était impossible d’aborder la question de ses “extras”. C’est à dire ses consommations de drogue à côté de sa prise quotidienne de méthadone. Elle se mettait de suite en colère, et partait dans sa chambre ou ailleurs. Elle fuyait. Impossible de lui faire admettre que nous avions tous conscience que c’est difficile et qu’il est normal qu’elle fasse des “extras” que nous la voyions piquer du nez etc.
Peu à peu, elle s’est mise à parler de prostitution. A devenir plus taciturne voire même injurieuse envers un certain résidant. A laisser traîner seringues et taches de sang dans sa chambre. Sa façon à elle de nous dire ce qu’il en était réellement.
Alain*, environ 60 ans, est arrivé au Racard suite à un séjour à Belle-Idée. Il se montre d’abord comme un gentil grutier (chauffeur de grue), qui avait simplement fait une dépression, victime du système. Mais à force d’enlever les enveloppes, de le laisser se déplier, il nous a montré d’autres facettes de lui-même, entre autres son alcoolisme, sa haine du système et ses discours racistes.
Exposer :
“ placer (qqn, qqch) de manière à le soumettre à l’action de. ” Et en terme photographique : “ soumettre (une surface sensible) à l’action de rayons lumineux ”.
Nous sommes les rayons lumineux du Racard ! ! Sensés arriver toujours de bonne humeur, en ayant au possible laissé tous nos problèmes personnels derrière nous pour le temps que nous allons passer au contact des résidants. Tout sourire, prêt à brosser chacun dans le sens du poil, à trouver le bon mot pour revaloriser celui qui c’est probablement senti exclu plusieurs fois dans la journée, celui qui n’a pas pu fermer l’œil de la nuit aux prises à des angoisses indicibles…
Même s’il pleut à l’extérieur, au Racard nous tentons d’amener chaque jour du soleil, ou tout au moins de la lumière.
Mais exposer c’est aussi “ mettre en vue, présenter au regard ” ou encore “ faire connaître, expliquer ”.
Tout cela se retrouve dans les démarches du Racard pour se faire connaître par des publications ou par le vernissage d’un néon, mais qui cherche aussi à mettre en vue une population normalement cachée dans nos sociétés industrialisées et tout particulièrement en Suisse. Nous mettons cette population en vue en étant planté au plein centre de la ville, dans un immeuble associatif mais aussi en ayant pour objectif de faire publier un livre de photographies de gens pour l’instant seulement exposées au mur.
En tant que verbe transitif S’exposer c’est “ courir le risque de ”.
“ S’exposer : Le verbe même contient à la fois la dimension du danger, de la prise de risque et celle de l’exhibition, du don de soi. ” (parole de Jacques Challandes dans Grandir de l’échec, Pingeon, p.74)
Au Racard chacun de nous court des risques. Les permanents comme les résidants, qui s’exposent à nous, se mettant à nu en quelque sorte. Ils prennent le risque de se montrer tel qu’ils sont, sans carapace, sans protection. Eux qui vivent souvent en rasant les murs, ici, ils s’exposent aux autres.
La vitesse :
“ Rapidité à se déplacer ou à agir ”.
Le Racard est un lieu de pause, la notion de vitesse y est pour ainsi dire absente. Mais dans un monde où tout va si vite, où le rendement est essentiel, la notion de vitesse en devient importante justement par son absence. Car mis à part le matin, lorsqu’il s’agit de faire se lever et partir les résidants, le temps est en suspens au Racard. Les résidants peuvent aller dormir dès 17h, ne pas manger avec nous mais décider de le faire au milieu de la nuit ou éprouver le besoin de parler à n’importe quel moment, nous sommes à leur disposition (à condition bien sûr que ce soit pendant les heures d’ouverture qui ne sont pas vastes, admettons-le).
Le diaphragme :
En termes photographiques, le diaphragme est une “cloison extensible, percée d’un orifice que l’on place à l’intérieur d’un appareil (…) pour réduire ou mesurer un débit, limiter les faisceaux lumineux traversant un instrument optique ”.
Le diaphragme de l’appareil photo sert donc de barrière, de réglage du débit de la lumière, tout en laissant toujours passer au moins un tout petit peu de lumière sinon tout est noir sur la photo, on ne voit rien.
Le diaphragme est à mettre en lien avec les portes ( toujours ouvertes) du Racard. Car contrairement à la plupart des portes qui se trouvent autour de nous, et qui sont ouvertes à certains et fermées à d’autres, les portes du Racard sont comme le diaphragme d’un appareil photo, percées d’un orifice afin de toujours laisser entrer un petit quelque chose. Et ceci concerne toutes les portes du Racard, tant la porte d’entrée, que celle du bureau ou les portes des chambres et même celles des toilettes et de la salle de bain.
La porte d’entrée, reste grande ouverte (tout au moins pendant les heures d’ouverture) et à tout le monde sans exception. Elle permet aux gens d’accéder au Racard sans se sentir exclus ou rejetés, sans devoir sonner et avoir peut-être l’impression de déranger.
En effet, quand une porte est fermée, on ne voit pas ni on entend ce qui se passe à l’intérieur, ainsi on ne sait pas où on va débarquer. Alors que si la porte est ouverte, un simple coup d’œil à l’intérieur ou juste une oreille un peu attentive, et la personne sait déjà à quoi s’attendre. S’il y a énormément de monde ou personne, si les gens sont calmes ou agressifs, en bref, si l’endroit est plutôt accueillant ou inhospitalier voire carrément angoissant. Pour quelqu’un de l’extérieur qui vient chercher du soutien au Racard, il lui est ainsi plus facile de faire le pas vers l’intérieur.
La porte du bureau, elle aussi toujours ouverte sauf la nuit, est à mettre en lien avec le diaphragme car même ouverte elle représente une barrière psychologique pour les résidants. Comme le diaphragme de l’appareil photo, qui permet de régler le débit de lumière entrant, la porte du bureau sert à limiter les entrées incongrues ainsi que les débordements de violence envers les permanents comme entre résidants.
Elle coupe le bureau du reste de l’appartement et ainsi impose une certaine retenue. Etonnamment, ces gens en situation d’échecs répétés, dont beaucoup auraient tendance à penser qu’ils ne respectent rien, se comportent de façon tout à fait “ courtoise ” devant la porte du bureau du Racard.
Un petit exemple : les rencontres à trois. Le bureau est l’endroit où nous faisons les rencontres à trois – sortes d’entretiens façon Racard, dont l’une des principales particularités est de se faire la porte ouverte justement – ainsi n’importe qui peut entrer ou nous parler à n’importe quel moment. Mais cette porte, même ouverte, impose, la plupart du temps, le respect. Lors de rencontre à trois, ceux qui veulent nous parler s’arrêtent généralement sur le pas de la porte, et nous font un petit signe ou attendent simplement qu’on leur demande ce qu’il veulent.
Autre exemple, s’il arrive que nous nous fassions insulter ouvertement, et hargneusement dans à peu près n’importe quelle pièce de l’appartement, et même que l’on nous poursuive dans l’appartement avec des insultes, il est extrêmement rare que la personne ose entrer dans le bureau en continuant à nous insulter. Au mieux les mots s’arrêtent une fois que nous nous trouvons dans le bureau au pire ils continuent mais la personne elle s’arrête physiquement sur le pas de la porte. Il en est de même lorsqu’une personne est très énervée pour une raison ou une autre, et qu’elle crie ou insulte un autre résidant, il suffit généralement de lui demander de venir nous parler au bureau, pour que le ton baisse déjà et une fois assise au bureau, même si l’énervement se fait toujours violemment ressentir, la personne parle généralement beaucoup plus doucement et nous fait part de ces griefs avec des mots moins porteurs d’agressivité.
Les portes des chambres se ferment bien sûr, mais pas à clefs. Nous pouvons toujours les ouvrir, comme le diaphragme qui laisse toujours passer un peu de lumière. Mais le fait qu’on puisse quand même les fermer permet au résidant de mettre une limite.
C’est à lui de décider s’il veut garder la porte de sa chambre grande ouverte, afin de permettre à chacun d’y passer son nez pour regarder ou discuter, ou s’il préfère la fermer de façon à se sentir peut-être plus en sécurité ou dans son intimité.
Les portes des chambres sont les diaphragmes réglables par les résidant eux–mêmes au contraire de celles du bureau et de l’entrée qui sont gérées par les permanents.
En ce qui concerne les portes de la salle de bain et des toilettes, l’idée reste la même. Bien que les résidants puissent les fermer à clefs depuis l’intérieur, nous, la lumière du Racard, y avons toujours accès grâce à un passe qui nous permet de les ouvrir depuis l’extérieur. Ceci dans le but bien évident de pouvoir venir en aide à quelqu’un qui aurait un malaise à l’intérieur, l’exemple le plus commun étant ici l’overdose.
En dehors des portes, le diaphragme de l’appareil photographique peut être mis en lien directement avec le Racard en tant qu’institution. Imaginons le Racard comme une cloison extensible, percée d’un orifice, permettant de faire le lien entre la problématique du résident et la société à l’extérieur, le monde extérieur.
Ici, le résidant fait une pause. Il se pose et pose ses problèmes. On l’accepte tel qu’il est, avec tout ce qui vient avec. Le Racard est ainsi comme une cloison entre le résident et l’extérieur. Pourtant, chaque jour les résidants doivent quand même ressortir, aller à la rencontre du monde extérieur. Ici, ceux qui ont besoin de se poser, sont en sécurité, protégés, mais ils sont obligés de toujours rester en lien avec la société, c’est le côté orifice du Racard qui laisse entrer l’extérieur ( services sociaux , milieu médical) et oblige l’intérieur à sortir chaque matin.
Et cette cloison est extrêmement extensible dans le sens où nous y acceptons beaucoup de choses. Je pense notamment à un résident qui souffrait du syndrôme de Diogène. C’est-à-dire qu’il ramassait un nombre inimaginable de choses et les ramenait un Racard dans des sacs type Migros, d’où l’impression d’extensibilité des cloisons. Mais avec ses sacs entraient aussi ses discours racistes, voire fascistes, et puis ses cris et même ses insultes à notre égard.
Il arrive pourtant un moment où l’extensibilité s’arrête, alors la personne est suspendue pour quelques jours voire exceptionnellement définitivement.
Cette liste n’est bien sûr pas exhaustive, nous pourrions continuer avec des termes comme surface sensible, cadrage ou recadrage, obturateur1, temps de pose… Je vous laisse imaginer. Mais je crois que ceux que j’ai choisis de développer ici mettent déjà bien en évidence le lien privilégié qui existe entre la démarche institutionnelle du Racard et la technique photographique.
1 Obturateur : Dispositif qui laisse pénétrer la lumière dans un appareil photographique pendant le temps de pose fixé.