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L’expérimentation au quotidien
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L’expérimentation au quotidien

Le Racard, lieu d’hébergement et de vie, propose un accompagnement psychosocial basé sur la reconnaissance et la valorisation de l’individu. Généralement, les personnes accueillies ont développé des stratégies de survie leur permettant de se protéger d’une Cité vécue comme nocive. Les résidantEs suscitent habituellement méfiance, rejet et/ou indifférence, ainsi l’attention qui leur est portée au Racard change les paramètres de l’interaction interpersonnelle et renforce l’estime de soi. De plus, la forte modulation du cadre assainit la relation de préconstruits rigides pour se focaliser sur l’essentiel : la pertinence du propos. Ainsi, une nouvelle relation à l’autre s’autorise et les fonctionnements de survie laissent place à l’expérimentation du « prendre soin de soi ».

Pour illustrer une facette de ce travail, voici le cheminement d’une résidante présente pendant un court séjour d’environ un mois au Racard. Un soir, nous recevons la visite de Madame K. qui se présente pour bénéficier d’un lieu d’hébergement. Elle explique souffrir de bipolarité et raconte avoir eu dans le passé de nombreuses addictions. Elle est actuellement suivie par deux centres des HUG.

Pendant les premiers jours, Madame K. investit les lieux. Elle dépose de sa propre initiative de nombreuses parties de son parcours et prend en charge volontairement des tâches propres à la vie en communauté. Madame K. sait susciter l’aide d’autres résidantEs et anime, voire monopolise les discussions lors des repas communs. Rapidement, Madame K. commence à tenir des propos incongrus, proches de productions délirantes et semble exercer de nombreuses projections paranoïaques. Un soir, très fâchée pour des raisons de cohabitation, Madame K. part du Racard, excédée, véhémente et précise qu’elle repassera récupérer ses affaires.

En réunion, nous partageons autour de cette situation. Les questions qui se posent sont : « Quel travail est-il possible de faire avec elle ? Quel levier nous offre-t-elle ? Que veut-elle nous signifier par ses agissements ? » Son attitude nous questionne. Dans notre pratique quotidienne, elle concentre une grande part de notre attention sur elle et nous souhaitons que le groupe ne pâtisse pas de son besoin d’exclusivité. Pour autant, nous profitons de l’opportunité qui nous est offerte pour prendre le contre-pied d’une décision attendue en s’écartant de tout processus d’exclusion. Ainsi, nous choisissons de la surprendre en lui proposant de rester au Racard et prenons soin de répondre à ses angoisses liées à sa cohabitation par une attention positive : une chambre individuelle. Nous espérons de la sorte provoquer une réaction et offrir une alternative à son fonctionnement rigidifié par ses mécanismes de défenses.

Lors de la venue de Madame K. pour récupérer ses affaires personnelles, nous l’informons qu’une chambre seule s’est nouvellement libérée et nous lui proposons de s’y installer. Cependant, toujours très remontée, elle quitte le Racard avec ses valises. Le matin suivant, nous recevons un téléphone de sa part, elle s’excuse et demande à réintégrer le Racard. Elle évoque ses difficultés à se contenir, à gérer ses émotions et en souffre beaucoup. Nous téléphonons à son assistante sociale pour l’informer des événements récents ; cette dernière, soulagée, nous dit que Madame K. a vécu de nombreuses ruptures de séjour dans les différents lieux où elle a habité et est devenue interdite dans de nombreuses structures d’hébergement.

Les deux semaines suivantes se passent en dents de scie : grandes colères, excuses et tristesse se succèdent. Lors de son anniversaire, Madame K. décide de préparer un dessert. Elle paraît très tendue et parle d’événements sombres. Après le repas, elle sort boire un café avec son fils et revient en fin de soirée. Malheureusement, dans ce laps de temps, le gâteau a été goûté maladroitement par un résidant. Contrariée, elle reste fâchée toute la journée suivante. A minuit ce soir-là, elle sort de sa chambre en pétard à cause de bruits exagérés dans l’espace commun et accuse un résidant présent d’être responsable d’ « une mare de sang sous son lit et dans la salle de bain ». Après une montée en symétrie regrettable, elle claque toutes les portes à plusieurs reprises et rentre dans sa chambre en clamant quitter le Racard au lever du jour. Perturbée, nous l’entendons parler seule dans sa chambre jusqu’au milieu de la nuit.

Cela fait trois semaines que Madame K. fait suffisamment d’efforts pour tenir au Racard. Nous voulons valoriser son parcours et lui donner les moyens de rester. Ainsi, le lendemain, nous discutons calmement avec elle et l’accompagnons vers un état d’apaisement. Triste de son attitude de la veille, elle arrive à nous faire confiance et reconnaît ses difficultés. Madame K. reste encore une dizaine de jours avant de poursuivre sa route dans une structure des HUG pour rapidement séjourner aux Etablissements Publics pour l’Intégration. Ce changement, bien que source d’angoisse, se fait en douceur et participe à faire de son passage au Racard une expérience non-excluante.

Thibaut Lauer